II
La nostalgie
On ne vous attendait point. On s’attendait peut-être à un orage, car les parfums rasaient la terre, et les chênes soigneux, par peur d’une averse, rassemblaient leur ombre autour d’eux. On s’attendait peut-être encore à s’endormir. Un berger jouait du pipeau ; à ses pieds, le ruisseau coulait ; dans le ciel, un oiseau volait. C’était un de ces paysages que l’ombre bistre, que la poussière poudre, qui sont rustiques avec apprêt, et qui vous renvoient votre tristesse ainsi qu’ils retournent l’écho, adoucie, ironique, un peu niaise. Dans le ciel, un oiseau dormait. C’est alors que vos mains se sont posées sur mes yeux ; derrière moi, ô Nostalgie ! je vous entendais rire, et quand, me dégageant, je vous ai vue, je ne savais comment vous saluer. Vous vous en êtes réjouie.
– Qui suis-je ? avez-vous dit. Je suis la Vérité.
Vous n’étiez pas la Vérité. La Vérité est toute nue, comme vous, mais elle porte sa nudité ainsi qu’un uniforme, et elle s’accoude à chaque margelle pour regarder dans l’eau comment elle lui va. La Vérité se déshabillerait, et se déshabillerait encore, que cela ne nous étonnerait point, pas plus que le clown aux mille gilets. Elle se croit nue parce qu’elle n’a pas de vêtement, comme celles qui se croient belles parce qu’elles ne sont pas fardées. Tandis que près de vous, dans la campagne, tout ce que je croyais nu jusque-là se voila et se couvrit. Les sources n’étaient plus que la cornée de verre qui protège de l’air des mousses ; les couleurs des fleurs n’étaient plus les fleurs même ; sous le blanc laqué, sous les gouaches et les huiles, se devinait une menuiserie maladroite, couleur de bois blanc. Et, sous chacune de mes paroles logeait, comme un noyau, un mot divin.
Nous allions lentement, côte à côte ; chacun de vos mouvements soyeux m’emplissait d’une sollicitude et d’une angoisse infinies ; il me semblait que l’ombre des branches vous blessait comme un faux pli ; le soleil posait sur votre nuque et vos cheveux un joug auquel il se laissait tirer paisiblement, trop paresseux pour vous dépasser, et vous portiez vos deux mains au frais sur votre poitrine ; les minutes partaient sous vos pas comme des alouettes, s’engouffrant dans quelque nuage, une par une, et chacune évoquait, ô Nostalgie, tes servantes et tes domaines. D’abord l’absence, convalescence de l’amour, pendant laquelle on goûte aux liqueurs, au miel et aux friandises, pour s’intéresser de nouveau à la vie ; le cœur bat trop vite ou trop doucement ; chaque heure, chaque meuble, chaque geste cache un souvenir vers lequel on étend la main, pour la retirer aussitôt, et l’on marche à reculons dans la vie alors même qu’on ne voit plus ce qu’on quitta. Puis le mirage, qui flamboie et coule sur les sables comme l’azur sur les grès. Puis les gares, où l’on se regarde de coupé à coupé, distrait, affectant d’être désintéressé des bagages. Puis l’automne : il n’y a plus autour de la terre qu’une couche d’air chaque jour plus mince : aussi les tuiles des toits se rouillent, les cimes des arbres meurent, et c’est la saison des chasseurs, car les oiseaux ne peuvent plus monter vers les cieux, et s’y cacher.
* * *
Les enfants sortaient par deux de la maison d’école, et les moniteurs nous aperçurent trop tard pour les retenir. Tous se sont tus. Les petits garçons laissent leur toupie mourir sans la refouetter, te saluent, reculent quand tu leur tends la main, puis se laissent embrasser, sans un mouvement, les yeux fixes ; leurs cartables tombent, ils recueillent leurs devoirs lentement, machinalement, et, se sentant tristes, se croient coupables. Les petites filles au contraire restent à l’écart, revêches, s’éventent, jacassent, et répandent à la dérobée des épingles. Mais l’institutrice débouche de la cour, distribue des gifles à qui se retourne, et le cortège s’en va alourdi et embarrassé comme un enterrement qui laissa, par mégarde, le mort à la maison. L’adjointe les suit, gaillarde, tâtant ses peignes.
Et voici le lavoir tari, où l’on peut vérifier, dans la vase qui garde les empreintes, quels chevaux ont l’habitude de se baigner ; voici un petit chien qui, enthousiasmé à ma vue, galope autour de la place, et ne peut attraper ni son ombre ni sa queue. L’ombre abandonne la chaussée au soleil et suit le trottoir. Dans la volière une tourterelle picore un baiser au bec de son tourtereau et pieusement s’en gargarise. Mais là-bas, de son perron, où des arbustes arrondis en ballon tirent vainement sur leurs nacelles vertes, où une Vénus surprise, et qui ne veut pas sembler l’être, a l’air seulement de protéger sa poitrine contre un soleil indiscret, le notaire et ses hôtes les collègues nous ont vus. C’est une panique. Ils se précipitent vers la maison, trébuchant et se raccrochant à la redingote la plus proche. Puis les rideaux des croisées remuent. Seule, la notairesse, surprise et qui ne veut pas l’être, te contemple une seconde, laisse tomber le plateau des liqueurs, et imite machinalement le double geste de Vénus.
* * *
Et le bourg est passé, et le jour devient menu, et les bouleaux amidonnés éventent l’étang. Le ruban de la route s’embrouille à chaque taillis et à chaque tournant, et une automobile, à notre approche, ne le dévide qu’avec des précautions infinies. Une Américaine, de l’intérieur, nous photographie et se lève.
– Chauffeur, vous qui n’écoutez jamais, crie-t-elle, écoutez et je vous pardonne, allez doucement, à cause de la poussière, et vous en ferez encore moins en arrêtant.
Elle descend, elle vient.
– À la bonne heure ! dit le chauffeur qui nous contemple, parlez-m’en !
Elle vient ; le vent gonfle sa jupe plissée ; elle va faire la roue. Un jabot cravate la jaquette havane. Elle marche en s’appuyant toute sur la jambe qui touche terre, en souriant d’un seul coin des lèvres, alternativement, comme si tout son être allait l’amble, puis, s’étirant, elle secoue les épaules et porte les mains aux hanches. Alors elle sait où est sa taille, sa montre, son cœur, et nous sourit.
– Monsieur, monsieur, dit-elle, je ne sais quelle chose me dit que je peux avoir confiance et vous serrer les deux mains. J’ouvre mon cœur, laissez vous répondre, et dites pourquoi je suis triste.
J’embrassai ses mains, l’une après l’autre, et je ne savais comment m’arrêter, n’ayant pas pris de point de repère.
– Vous n’êtes pas triste, lui dis-je ; et vous n’aurez jamais de rides. Votre sourire n’écarte pas vos lèvres, et vos paupières ne se plient pas ; elles se rentrent, toutes droites, dans votre front.
Elle sourit, et se tourna vers ma compagne.
– Je suis triste, affirma-t-elle. Et je ne le suis pas. Je trouve seulement que la journée est longue, qu’on la commence par le soir ou par le matin. Expliquez votre joie, et je saurai. Mon parfum ne m’empêche pas de goûter celui des autres ; mon cœur a son mouvement, il ne l’aurait pas que j’aurais le cœur de tout le monde, mais je comprends les autres cœurs. Je vous comprends. Je comprends que la France est un tout petit cottage, avec des hôtes discrets. Les Françaises peuvent se promener toutes nues, parce que vous portez au cœur le respect de tout ce qui est confiant. Il suffit qu’une chose soit calme pour que vous la preniez dans vos mains, et la baisiez. Vous avez tous l’air d’être apaisés d’un grand deuil ou d’un grand bonheur. Vous avez les choses les plus calmes parmi le monde : des routes serviables bordent chaque mille carré et vous ombragent jusqu’au château ; des servants se redressent à votre approche afin de mieux s’incliner ; des bœufs, pour ne pas bouger sur l’étang, s’amusent à ruminer leur eau, et des petits garçons m’ont dit le bonjour si doucement qu’il me servira pour des semaines. En Amérique, d’ailleurs, être nu n’est pas le calme. À la campagne, cela est impossible, à cause de la fumée, des ornières, des domestiques. Alors j’ai songé à l’être chez moi, et le jour du thé, toutes mes amies, et moi leur amie avons mis nos corps à notre aise. Il nous paraissait que voir une femme nue dût arrêter mille pensées lointaines comme une tour fait des nuages, mais il n’en fut rien pour nous. Parce que Miss Gracia White fit tomber sur elle une goutte de thé, nous eûmes du bonheur, mais quand on se fut vêtu, celles qui sont les plus intelligentes étaient les plus tristes... Comme vous marchez parfaitement, madame ; on dirait que vous ne vous êtes jamais habillée.
Le soir tombait, elle prit congé, roula cinq mètres, et me criait :
– Aimez-la, monsieur. Il faut aimer. Nous croyons là-bas que l’amour est la chose la plus extraordinaire du monde.
* * *
La forêt aspire les impuretés et les reflets de l’air, d’un tel souffle que les oiseaux doivent suivre. À l’horizon grince un chariot, à moins que ce ne soit la lune qui roule sur les étoiles et broie une autre voie lactée. Ô Nostalgie, aucune des jeunes filles que j’ai connues n’est morte. Toutes s’occupent à la vie comme à un métier et sont les fuseaux actifs du jour à la nuit. Maintenant qu’il est sept heures, elles regagnent la maison. Les unes, attardées aux visites, achètent en hâte le dessert ; les autres copient le menu du souper et dessinent au recto un âne debout et des fleurs. Seule peut-être, sur la terrasse, Victoria s’attarde, s’accoude à la balustrade et se laisse maltraiter par le soir sans résistance ; se dit qu’il fait froid, sans mettre son châle, se dit que j’ai faim, sans déplier le goûter, et ferme les yeux, elle ne sait pour quelle pénitence, alors que toutes les couleurs du monde poudroient.
Ô Nostalgie, adieu ! ma lampe s’est allumée d’elle-même, là-bas, et mon chien m’attend, allongé en sphinx devant la porte qu’il ne comprend plus. Adieu. Voici la borne de la commune. Adieu, toi qui nous enveloppes dans le souvenir comme dans la robe de Nessus, qui poses tes mains à tout moment sur nos oreilles de sorte que nous n’entendons le bonheur que par bouffées incohérentes, pareils à des enfants espiègles quand jouent les orgues. En songeant à toi, les larmes viennent aux yeux sans qu’on ait envie de pleurer, comme l’eau, devant les vergers, vient à la bouche.
Je ne te vois déjà plus. Je reviens par la route brouillée, à travers le bourg. Des enfants courent après moi, imitant sur leur main le bruit des baisers. Une étoile tombe, et je ne trouve pas d’autre vœu à faire que de les voir tomber toutes. Dis-moi, ami, dis-moi ce qui m’étreint ainsi. Si c’est de la tristesse, je consens à être triste, toute ma vie ; – mais, si c’est de la joie, je m’en vais mourir, au premier chagrin.